Eastland Major
Se déroulant dans le Montréal de l'après Crise, Eastland Major est un thriller psychologique sur la quête du bouc émissaire parfait. Tel semble devoir être le destin de Remouald (Marc-André Grondin), homme au passé trouble. Un passé qu'il devra néanmoins affronter afin de déjouer les monstres qui l'entourent.
Tourné dans un mélange de français et en d'anglais, fidèle reflet de la réalité et des tensions du Montréal de cette époque, Eastland Major mettra en vedette l'acteur polymorphe Marc-André Grondin, déjà vu chez Soderbergh (Che: Part Two), Jean-Marc Vallée (C.R.A.Z.Y.) et Stéphane Lafleur (Tu dors Nicole - Quinzaine des Réalisateurs 2014).
Eastland Major transporte le spectateur dans une quête mystérieuse à travers rues et ruelles d'une petite paroisse du Montréal de 1930, période de transformation sociale profonde. Car alors que les secousses de la Première Guerre mondiale se font encore sentir, s'installe une persistante incertitude économique. À Montréal, la métropole canadienne d'alors, cela se traduira par un afflux de réfugiés fuyant les tensions politiques d'Europe. De plus, la prohibition qui frappe à cette époque les États-Unis apporte dans la ville nombre de touristes qui cherchent la fête, et rend florissants les bars plus ou moins licites et les maisons closes. L'un et l'autre de ces phénomènes ne se faisant pas sans heurts avec la population canadienne française, très homogène et farouchement religieuse.
Eastland Major se déroule donc pendant une période de transition majeure, dans un quartier où les habitants luttent contre la pauvreté, à une époque où les institutions religieuses établissent une large part des institutions qui cimentent leur communauté. Et comme c'est le cas encore aujourd'hui dans bien des sociétés en difficulté, les protagonistes décrits dans Eastland Major se tourneront donc en masse vers la religion, afin de les aider à établir les limites de ce qui est acceptable, et de ce qui ne l'est pas... Quoique l'univers du film soit sous certains égards à la fois brutal et répressif, les représentations de la violence y seront suggérées plutôt que dépeintes de manière crue. Usant néanmoins du fil tranchant de certains des plus grands écrits urbain (tel Poe, Kafka, ou Dostoïevski), le film, en cela parfaitement respectueux de l'oeuvre de Gaétan Soucy, démontre comment pour toute collectivité la mémoire est une chose dangereuse. Le type même de distraction qu'il vaut mieux éviter.AU COEUR DE EASTLAND MAJOR
Pour comprendre l'attirance que cette histoire exerce sur le réalisateur, il faut savoir que David a passé sa jeunesse à Montréal au sein d'une famille et d'une communauté très religieuses. Il a donc vécu de l'intérieur l'expérience d'un regroupement religieux uni et refermé sur lui-même.
Adulte, David a vécu partout au Canada et quelque peu aux États-Unis. En 2010, alors qu'il faisait de la recherche à la Library of Congress à Washington, un bibliothécaire lui a suggéré un livre de Gaétan Soucy. David avait bientôt lu tout ce que Soucy a écrit et il a décidé d'adapter l'oeuvre la plus ambitieuse de l'auteur, L'immaculée conception.
Au fil de leurs rencontres de développement, Soucy et David sont devenus des amis. L'auteur a lu toutes les versions du scénario et ils ont échangé sur le cinéma, l'art et la vie. L'immaculée conception est le livre de Soucy duquel il est le plus évident d'extraire un filon dramatique clair, ce que David a fait avec grande attention, et avec une plus grande compréhension de l'univers de l'auteur que quiconque.
Montréal à l'époque de la grande dépression était un endroit de mortalité infantile précoce et de dangers constants, non le moindre étant le feu, puisque les codes de construction des grandes villes nord-américaines étaient lacunaires, et ses usines broyaient les travailleurs avec une régularité effarante. Cette histoire se développe dans une société dominée par la religion. L'éducation est peu répandue, réservée à quelques privilégiés choisis par les prêtres. Le petit peuple baigne dans la peur et l'ignorance. Dans ce monde hostile, un jeune garçon (Remouald) manifeste sa différence, sa curiosité, son intelligence, sa sensibilité. Il s'attire l'attention du clergé à cause de ces traits de caractère.
En grandissant, un grand drame, dans lequel sa soeur est blessée, vient bouleverser la vie Remouald et empoisonne pour toujours sa relation avec sa mère. Adulte, il devient une ombre de plus dans cette ville conformiste, travaillant en silence comme commis de banque. À la maison, il s'occupe de sa mère, qui en est venue à le détester. Ne regardant personne, ne parlant à personne, Remouald s'exclut du monde.
Et puis il y a un grand incendie, qu'on nomme Eastland Major. Les gens de la paroisse cherchent un bouc émissaire. Costade, le capitaine des pompiers, semble bien content de désigner Remouald comme suspect. Clémentine, l'institutrice, croit aussi qu'il ne peut y avoir d'autre responsable. Elle a aperçu Remouald quittant le site de l'incendie peu de temps après certains de ses étudiants, ceux-là mêmes qui gribouillent des dessins obscènes dans leurs cahiers. Elle insinue que Remouald, qui a tant souffert alors qu'il était enfant, est l'influence néfaste qui les corrompt.
Le patron de la banque où Remouald travaille sait que son commis s'occupe déjà de sa vieille mère, donc il décide de lui confier la responsabilité de sa nièce. Remouald hérite donc de la tâche de supplémentaire de s'occuper de Sarah, petite fille étrange et muette, fascinée par le feu. Elle pourrait être responsable de l'incendie, mais nous réalisons que son intérêt pour les flammes nait plutôt d'une fascination pour le changement, la vengeance et le néant.
Alors que les dirigeants de la communauté manoeuvrent pour le coincer, Remouald se défend à peine. Suite à son congédiement à cause de fausses allégations, il décide qu'il se comportera en sauveur pour au moins une personne.
Ce fascinant procédé narratif se trouve au coeur des grands récits contemporains. On le retrouve dans Un prophète de Jacques Audiard, où nous découvrons la vraie nature du personnage principal en même temps que lui, alors qu'il progresse de petit voyou à grand manipulateur. On le retrouve dans les grandes séries américaines comme Homeland ou Breaking Bad, qui utilisent ce procédé dramatique pour captiver les spectateurs. Cronenberg s'en est servi en 2002 dans son film Spider.
Je crois que le fort intérêt pour cette approche narrative dans une société et à une époque qui se révèlent à chaque jour comme étant plus complexes, tiennent dans l'écho que ces révélations graduelles peuvent avoir au coeur de citoyen découvrant sa société comme toujours plus difficile à cerner, jour après jour...
Dans les années 30, le territoire de Montréal se trouvait toujours divisé en petites communautés séparées qui, en se rejoignant, allaient devenir les quartiers d'aujourd'hui. Étrangement, parce nous nous retrouvons maintenant au centre de nos petits cercles sociaux grâce à Facebook et d'autres réseaux semblables, les spectateurs d'aujourd'hui pourront s'identifier à cette histoire décrivant un incident qui divise une petite communauté.
À cette époque, les Anglais contrôlaient la société et occupaient tous les postes de direction. Dans beaucoup de lieux de travail, comme à l'Hôtel de Ville, les francophones étaient obligés parler en anglais. Cette situation a créé des tensions qui demeurent encore palpables aujourd'hui. À travers cette histoire, les spectateurs seront transportés dans un monde sombre, pas tout à fait oublié, dont l'écho est encore perceptible de nos jours. Les thèmes développés dans Eastland Major (l'hypocrisie, la répression des souvenirs douloureux) se reflètent dans notre société moderne pleine de contradictions, qu'elles soient sociales, écologiques, politiques ou économiques. En fin de compte, en tentant de sauver la vie d'une jeune fille, on pourrait croire que c'est l'avenir en soi que Remouald tente de sauver, cet avenir auquel nous tenons tous.
- Serge Noël, producteur.